Denise Bertschi texte de l'artiste
Extrait de l’essai Denise Bertschi
« Surveiller, observer, inspecter, enquêter » : les pratiques scopiques de la délégation suisse à la Commission de surveillance des nations neutres (CSNN) en Corée, de 1953 à 1980 publié dans STATE FICTION. The Gaze of the Swiss Neutral Mission in the Korean Demilitarized Zone, Édition Centre de la Photographie Genève, 2021.
Les pratiques scopiques de l’armée suisse « neutre »
Une incursion dans les innombrables photographies des Suisses qui, après l’armistice coréen, se sont rendus en Corée sous couvert de mission militaire neutre constitue un bon angle d’approche de l’espace géopolitique, chargé et multiple, au lendemain de la Guerre dite « froide ». Cet angle est précieux, car il nous permet de comprendre la complexité du regard avec lequel ces membres de l’armée ont scruté leur environnement et perçu visuellement ce qu’ils ont vécu dans un contexte post-colonial extra-européen qui leur était jusque-là inconnu : comment leurs choix photographiques dans l’espace historique et géographique d’une Corée nouvellement divisée ont-ils influencé le tissu complexe des relations qui entourent l’acte photographique ? Quelles stratégies visuelles les photographes et cinéastes amateurs ont-ils développées en scrutant autour d’eux, dans leur champ de vision périphérique, la vie et les objets ? Et, par ailleurs, quelle a été l’influence de leur fonction militaire, inscrite dans la neutralité suisse ? Comme je le montrerai par la suite, ces représentants – exclusivement masculins – ont envisagé les modes de vie culturels de la population coréenne selon une vision quasi ethnographique, profondément ancrée dans des principes de masculinité ; ce faisant, ils ont prolongé une tradition de pratiques visuelles qu’ils connaissaient des récits de voyage des ethnographes ou soi-disant explorateurs de civilisations non-occidentales de la fin du XIXe siècle à la seconde moitié du XXe siècle. Ces stratégies consistaient alors à
collecter visuellement ou à saisir ce qui était étranger : par l’action de photographier, s’approprier ce qui était vu et consolider ainsi des différences culturelles qui les distinguaient de leurs modèles photographiques exotisés. Que restait-il dans la pars optica retinae, la partie « voyante » de la rétine ? Et, symboliquement parlant, qu’est-ce qui adhérait à leur pars caeca retinae, la partie « aveugle » de la rétine ?
L’objectif de la mission militaire officielle était de « surveiller, observer, inspecter et enquêter (1) » l’accord d’armistice de 1953 négocié par les représentants des États-Unis, de la Chine et de la Corée du Nord. D’un
rapport interne de l’armée suisse, il ressort qu’aucune des deux parties belligérantes n’était autorisée à renforcer les infrastructures de sa propre armée :
« L’inspection des avions de combat, des engins blindés, des armes et des munitions par la CSNN doit être menée de manière à ce que les membres de ces groupes puissent s’assurer que ces avions de combat, engins blindés, armes et munitions ne soient pas introduits comme renforts en Corée (2). »
Or, en parcourant les archives photographiques des Suisses « neutres » en Corée, nous constatons qu’ils ont « surveillé, observé, inspecté et enquêté » non seulement d’éventuels renforts militaires, mais aussi les activités quotidiennes, la flore et la faune, les paysages, les femmes, enfants et hommes vivant dans les villes ou les campagnes, en Corée du Nord ou du Sud. Au début de leur mission, à partir de 1953, ils étaient stationnés dans la
« zone de sécurité commune » de la zone démilitarisée (DMZ), mais certaines équipes ont été envoyées en rotation dans d’autres endroits, au nord et au sud de la péninsule. Et avec eux, l’objectif de l’appareil photo : à Incheon, Daegu, Busan, Kangnam et Kunsan, régions sous contrôle militaire du Commandement des Nations unies – ainsi qu’à Sinŭiju, Ch’ŏngjin, Hŭngnam, Manp’o et Sinanju, régions sous contrôle militaire de l’Armée populaire coréenne et de l’armée des volontaires du peuple chinois. Le statut de neutralité des Suisses leur permettait de se rendre dans les deux territoires brutalement scindés en 1945. De quoi témoignent les photographies, aux confins du perceptible, de ces lieux fortement politisés, où seules étaient autorisées à se rendre les parties divisées ? Quels sont les fantômes, de ce que Heonik Kwon appelle une guerre non pas « froide » mais « chaude » (3), qui émergent à travers ces photos, et quel rôle jouent les observateurs apparemment neutres en uniformes militaires ? Cet essai cherche à comprendre comment les pratiques visuelles des photographes amateurs
suisses, dans leur fonction de militaires neutres en Corée, révèlent la production du mythe national de la neutralité – clé de voûte encore aujourd’hui de l’identité nationale suisse. Sur ce territoire extraeuropéen,
ils ont négocié la « neutralité » entre l’Ouest capitaliste et l’Est communiste, tout en maintenant l’image du petit pays suisse comme « îlot de paix ». Pour préserver cette vision pure et supérieure de la neutralité suisse, la
« nation imaginée » a dû sans cesse construire et entretenir l’image de « l’autre ». En déployant leur regard quasi ethnographique dans la Corée post-coloniale, les photographies des Suisses reflètent l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.
Cet essai étudie la construction du regard « colonial » à travers l’héritage des photographies et des films de la délégation suisse neutre en Corée. Par ailleurs, il porte une attention particulière aux formations spatiales du paysage photographique d’où proviennent les images et il examine les processus de dé- et reterritorialisation dans la DMZ pour mettre en place une infrastructure de paix. Comme le montre l’analyse de la représentation du pays et du paysage, tout cela a joué un rôle essentiel dans la construction du regard sur l’« altération » (othering) coloniale – une « altération » non seulement des individus, mais aussi du sol, des montagnes, de la flore et de la faune. Les récits, contenus dans les photos et les journaux personnels, témoignent, de manière aussi bien ouverte que couverte, de la violence et du traumatisme d’un territoire brutalement déchiré par la guerre et de sa présence fantomatique durable dans un tissu complexe de conflits hégémoniques et mondiaux. La présence militaire suisse en Asie de l’Est – sur une scène politique mondiale – était une nouveauté ; en produisant des images, par l’acte photographique, les officiers ont renforcé cette présence. Les Suisses étaient cependant dans une relation de dépendance infrastructurelle, morale et culturelle vis-à-vis de l’armée américaine. Certes, ils ont contribué au maintien de la suprématie occidentale, mais le récit soigneusement entretenu de la neutralité suisse a pu s’en trouver affaibli.
1 « Neutral Nations Supervisory Commission : Funktionen und Vollmachten » in Auszug aus dem
Waffenstillstandsvertrag, Fassung Mitte Juli 1953, Korea-Archiv, Bibliothek Am Guisanplatz (BiG), Bern.
Voir aussi : http://www.cvce.eu/obj/texte_de_l_accord_d_armistice_en_coree_panmunjeom_27_juillet_1953-
fr-b21a8096-9d5d-44f3-a754-f10117089f32.html (consulté le 1er septembre 2021).
2 Ibidem
3 Heonik Kwon, The Other Cold War, Columbia University Press, 2010, p. 3